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Les scribouilles

écriture (notes, roman, nouvelles, textes...) lecture et curiosités en partage

Compte à Rebours (19ème Partie)

L'homme baissa son regard vide et se concentra sur le bout de ses souliers, impeccablement cirés. Tout dans son maintien et son accoutrement exhalait la personne qui tente par tous les moyens de se diluer dans la masse, de se faire oublier, de s'emmurer vivante dans la solitude.

De son loden vert usé et passe-partout, à son attaché-case, il respirait la banalité, la transparence, la négation de tout son être.

Intrigués, les passagers brûlaient d'entendre cet étrange homme révéler qui il était et quel quotidien il pouvait bien mener.  

Il demeurait dans son comportement hermétique, silencieux, tête baissée depuis près d'une minute quand il se mit à parler, d'une voix monocorde, le débit lent mais régulier.

 

« - Je m'appelle Charles, j'ai  59 ans. Je suis comptable dans une agence immobilière au 15ème  étage de la Tour. Nous venons de nous installer depuis moins de 6 mois. Auparavant, nous étions dans un autre tour, à l'autre bout de la ville mais les locaux étaient devenus trop petits. Avec l'envolée de l'immobilier, nous avons beaucoup recruté et nous nous sommes vite retrouvés trop à l'étroit, les conditions de travail devenaient trop difficiles. Nous avons pris les locaux, c'était bien, l'adresse est prestigieuse pour nos clients, ça nous positionne plus fortement. C'est comme ça, pourtant, ce sont toujours les mêmes méthodes de travail, les mêmes personnes mais ça impressionne quand nous annonçons que nous sommes basés à la Tour Empereur.

J'aurais bien aimé être comme les agents immobiliers, signer des affaires, ramener du chiffre d'affaire, ils ont toujours le tapis rouge bien étalé devant eux.

On les admire, on les soigne bien, ce doit être plaisant.

D'ailleurs, nous ne sommes pas avares avec eux, s'ils remplissent leurs objectifs, c'est la gloire... s'ils échouent, ils finissent par partir pour une autre agence...

Mais bon, moi, je suis juste comptable.

Oh, ce n'est pas que j'avais beaucoup d'intérêt pour cette profession mais les chiffres ne me déplaisaient pas et puis, mes parents étaient aussi dans la comptabilité alors ils ont voulu que je suive leurs traces.

J'ai obéi... c'est comme ça, c'est dans ma nature. »

 

L'homme avait parlé d'une traite, il reprit doucement son souffle avant de poursuivre son récit.

 

« - J'ai grandi dans une petite ville, une enfance normale, au milieu d'un frère et d'une sœur aînés mais j'étais le plus jeune et ils savaient se faire respecter. Face à moi, c'était plutôt facile, j'ai toujours été assez docile. J'ai eu une scolarité moyenne, je n'aimais pas me faire remarquer, ni premier de la classe, ni cancre... normal, en fait. J'avais quelques amis, je jouais aux billes, au ballon avec eux, je faisais du vélo... comme tous les gosses de mon âge. Mais j'aimais par-dessus tout rester seul dans ma chambre avec un bon livre, ça me faisait vivre des aventures extraordinaires, voyager en imagination dans des pays où je n'irai jamais. Finalement, c'était ça la vraie vie. »

 

Pour la première fois depuis qu'il avait pris la parole, il releva son visage et son faciès paru transfigurer à l'évocation de ses souvenirs d'enfance. Ses yeux gris bien que perdus dans le passé, brillaient d'un éclat inaccoutumé et les coins de sa bouche, habituellement immobiles marquait un timide sourire.

 

« - Puis, je suis devenu adolescent, j'ai commencé la comptabilité, d'abord comme apprenti auprès de mes parents puis, lorsque j'ai eu mon diplôme, j'ai rejoint le commerce d'un oncle en province. Il tenait plusieurs boutiques de vêtements et étaient très pointilleux sur les mouvements financiers qui se passaient chez lui. Il voulait tout savoir, c'était normal, et les comptes devaient être justes au centime près. J'ai passé des nuits blanches et des nuits blanches,  penché sur les livres de compte à calculer et recalculer encore pour qu'il soit content de moi. Il était parfois dur mais juste. Il aimait que tout soit parfait... comme mes parents. Rien ne devait être laissé au hasard. C'est de ma famille que je tiens la rigueur que je mets dans mon métier. Tout ce que je demande, c'est qu'on me laisse en tête à tête avec les chiffres. Je n'ai jamais voulu avoir d'avancement et passer chef comptable. Il aurait fallu s'occuper d'encadrer les autres, avoir de l'autorité. Ce n'est pas mon truc, je n'aime que le travail en solitaire.

Cela faisait 3 ans que je faisais la comptabilité de mon oncle, il me logeait dans une petite chambre au-dessus d'une de ses boutiques quand mon père est mort. J'avais 21 ans, je devais partir au service militaire et ma mère souhaitait que je revienne auprès d'elle. Mon frère et ma sœur avaient fait leur vie ailleurs, moi, j'étais seul alors je suis revenu... pour lui faire plaisir.

Je suis donc rentré chez moi, j'ai retrouvé ma chambre d'enfant, ma mère qui avait pris un coup de vieux depuis la mort de mon père,  puis je suis parti pour effectuer mon service. J'ai été affecté dans des bureaux, je n'avais peut-être pas la carrure pour les armes ? J'ai été placé à la compta des armées... ça allait de soi...

J'ai passé mon temps là-bas, rentrant lors des permissions chez ma mère, rien de spécial donc... j'avais perdu de vue mes amis d'enfance, nos vies avaient suivi un chemin différent depuis que j'étais parti... c'était inévitable.

A la fin du service, j'ai cherché un emploi, ma mère, par ses relations, m'a fait entré dans un cabinet comptable. Elle connaissait le patron, c'était facile. Cela a été plus compliqué pour moi, les autre me regardaient bizarrement, j'étais le pistonné, celui qui était arrivé là grâce aux connaissances du patron, ça handicape. Mes collègues ne me fréquentaient pas trop mais bon, ce n'était finalement pas bien grave, j'étais avec mes comptes, ça me plaisait... je n'étais pas obligé d'avoir des relations avec les autres.

Ma vie était simple, réglée comme du papier à musique. Je me levais, je me rendais à mon travail, je rentrais, le soir,  je tenais compagnie à ma mère. Mes moments de loisir je les consacrais à lire où à sortir avec ma mère. Elle aimait bien quand nous allions nous promener, que nous nous rendions chez ses amies. Nous recevions aussi mon frère et ma sœur avec leurs familles respectives.  Je n'aimais pas toujours cela, leurs enfants couraient partout, ça me mettait mal à l'aise, je n'étais pas habitué à autant de mouvements autour de moi.

Franchement, je préférais le calme, ça correspondait plus à ma nature. Ma famille me raillait, j'approchais de la trentaine et je n'avais pas de projets familiaux, pas même de fiancée, juste mon travail. Je ne pensais pas vraiment à tout cela, j'étais habitué à ma routine, c'était confortable, sans surprise mais rassurant à bien y réfléchir. J'ai toujours aimé me sentir en sécurité, je déteste prendre des risques...

Un soir, je m'en rappellerai toujours, ma mère m'a annoncé qu'une de ses amies viendrait déjeuner le dimanche avec une de ses filles, la plus jeune, qui vivait toujours chez elle. Je l'avais déjà rencontré, je voyais de qui il s'agissait, elle semblait sympathique bien que je la connaisse pas plus que cela, je l'avais juste vu une ou deux fois et nous avions échangé quelques mots de politesse, rien de plus.

J'étais plus ennuyé qu'autre chose de cette visite, je préférais consacrer mon temps libre à mes lectures...

Ma mère semblait amusée par ce repas qui s'annonçait, je ne comprenais pas pourquoi mais si ça lui faisait plaisir... pourquoi pas, après tout.

Ce déjeuner dominical s'est déroulé dans un vrai cauchemar,  ma mère n'arrêtait pas de vanter mes supposées qualités, je me sentais comme un bestiau à la foire. La jeune fille, Thérèse, écoutait poliment, sa mère acquiesçait, c'était affreux. J'étais soulagé lorsqu'elles sont parties. Ma mère m'a fait l'article de Thérèse pendant toute la semaine. Elle trouvait que c'était une jeune fille parfaite, le genre qu'il me fallait. Elle me répétait qu'il était temps que je fonde un foyer, qu'elle ne serait pas éternelle et que je me retrouverai un jour, vieux garçon, seul dans cette vie...

Encore une fois, je sentais qu'elle avait choisi pour moi... ma famille avait toujours su, mieux que quiconque, même moi-même, ce qui me convenait. Il est vrai que cette jeune fille semblait douce et bien intentionnée. Elle était coiffeuse dans un petit salon, tout ce qu'il y a de convenable. Elle était douce, effacée... elle me ressemblait.

Deux semaines plus tard, un dîner a été programmé entres nos deux mères et nous-mêmes. »

 

Il s'interrompit un instant, humectant ses lèvres desséchées par le flot de paroles qui s'en déversait. Captivés, ses compagnons restaient suspendus à son discours, n'osant proférer le moindre son au risque de briser le charme et de le précipiter de nouveau dans son mutisme.

 

« - Alors, nous avons commencé à nous voir régulièrement, au début en présence de nos mères. Puis celles-ci ont décrété que nous devions sortir, profiter de notre jeunesse pour nous amuser. Je n'ai jamais trop su ce que cela signifiait mais bon... j'ai obéi. J'ai emmené Thérèse au cinéma, puis au bal et aussi visiter des musées.

Elle était intimidée, elle n'avait pas l'habitude de sortir seule avec un homme et puis, j'étais plus âgé qu'elle... ça l'impressionnait. Mais c'était agréable et ça le devenait de plus en plus au fur et à mesure qu'elle se détendait. Nous entamions des discussions sur nos vies, ce que nous aimions, ce que nous apprécions moins, c'était rafraîchissant. Pour une fois que j'avais quelqu'un d'autre que ma mère avec qui converser. Je lui ai fait découvrir mes goûts pour la lecture, elle a apprécié. Un soir, alors que je la raccompagnais chez elle après un bal, je l'ai embrassé. Elle était embarrassée, c'était la première fois qu'elle sortait « pour de vrai » avec quelqu'un. J'étais touché par sa simplicité, sa spontanéité. Je n'étais pas loin de donner raison à ma mère et à ses velléités de me caser. J'étais bien.

Je pense que ce changement dans ma vie a été assez rapidement visible car ma mère a eu des soupçons sur la nature de mes relations avec Thérèse.

Elle était heureuse, elle voyait son projet se concrétiser enfin, j'avais été coriace, trouvait-elle, mais j'avais fini par céder. C'est elle qui a suggéré que nous pourrions nous fiancer assez vite. Alors, j'ai acheté une bague, je suis allée voir la mère de Thérèse et j'ai fais ma demande de fiançailles. Nous avons fait une petite fête en comité restreint, de toute façon nous ne fréquentions pas grand monde, juste ma famille, celle de Thérèse.

Nous nous sommes vus encore six mois puis nous avons décidé de nous marier. C'était la suite logique. Nous avons laissé nos mères se charger des préparatifs, elles s'amusaient comme des petites folles.

Le jour de la cérémonie a été mémorable, ma mère sanglotait pendant toute la bénédiction nuptiale ! Thérèse et moi étions heureux, une nouvelle vie s'annonçait, ensemble. J'étais émue de la voir dans sa jolie robe blanche, toute resplendissante et cela me faisait chaud au cœur d'admirer cette jeune fille qui avait choisi de devenir ma femme et de se donner à moi, le premier et seul homme de sa vie.

Les débuts de notre vie commune ont été difficiles. Nous avions tant eu l'habitude d'être dépendant de nos mères que nous étions perdus. Mais nous avons réussi à nous organiser petit à petit... de toute façon, nos mères n'étaient jamais bien loin. C'était gênant, ces intrusions perpétuels dans notre vie naissante de jeunes mariés. Mais bon, c'était nos mères... elles étaient toutes deux veuves... elles nous couvaient encore. Thérèse a quitté son travail dans la coiffure, elle désirait être femme au foyer et élever nos futurs enfants. J'avais changé de travail et j'étais maintenant dans une autre société, qui me payait bien mieux, j'étais un comptable confirmé. Même si mon salaire n'était pas mirobolant, il nous permettait de vivre correctement. Et puis, nous n'avions pas de gros besoins, nous nous contentions de ce que nous avions, c'était une autre époque.

Cinq années sont passées.

Ma mère est morte, d'un arrêt du cœur, puis la mère de Thérèse est décédée elle aussi. Cela a été une période très difficile à surmonter. L'un comme l'autre, nous n'avions plus nos parents et nous désespérions à le devenir nous même. En effet, aucun enfant ne s'annonçait chez nous après ces années d'union, nous commencions à nous démoraliser.

Un jour, nous avons eu un grand espoir, Thérèse m'annonça qu'elle pensait être enceinte, j'étais heureux et elle encore plus ! Un grand bonheur se profilait, c'était si bon.

Malheureusement, ce petit être n'a pas résisté, elle l'a perdu assez tôt dans les premiers mois de sa grossesse.

Après cet événement, elle a changé insidieusement.

Elle ne m'en parlait pas mais je voyais bien que quelque chose s'était cassé, que plus rien n'était comme avant. J'avais même l'impression, parfois, qu'elle me reprochait cet événement malheureux. Le plus dur était de supporter ses reproches muets sans pouvoir comprendre. Je n'osais pas lui parler franchement, paniqué à l'avance d'avoir à me confronter à une crise, moi qui n'avais toujours eu qu'à suivre le cours des choses.

Six mois ont passé, je me terrais dans mes livres, mes chiffres pour ne pas voir ma vie se déliter inexorablement.

Et puis, un jour, elle m'a annoncé qu'elle partait.

C'est venu par surprise, je ne m'y attendais pas.

Elle ne m'a pas donné de véritables raisons et je n'ai pas insisté. J'étais malheureux mais c'était son choix et elle m'avait dit qu'elle voulait faire le point, réfléchir à sa vie et que nous verrions comment repartir du bon pied par la suite.

Juste une séparation...je pouvais bien supporter cela pour elle malgré toute ma souffrance...

Alors, j'ai entamé la longue attente de son retour, espérant que nous aurions encore une chance de repartir dans notre existence d'avant.

Chaque journée se succédait, se ressemblait, je n'avais qu'à aller de mon domicile à mon travail et inversement, à passer mes soirées et tous mes temps libres en tête à tête avec moi-même. Cette monotonie avait du bon, elle m'anesthésiait assez pour patienter jusqu'à sa réapparition.

Mais Thérèse a totalement disparu de ma vie.

J'ai reçu, deux ans plus tard, une convocation pour la séparation définitive. Je l'ai revu dans le cadre de la procédure.

J'aurai tant voulu tenir sa main, je voulais retenir une dernière fois son attention pour que tout ne s'arrête pas comme ça... pour qu'elle ne m'abandonne pas à la solitude qui peuplerait dorénavant ma vie...après elle...

Mais nous n'avons pas parlé de son choix... à quoi bon, de toute façon, il n'était plus temps que je me batte puisque tout était perdu.

Et puis, comment aurai-je pu encore lutter ?

Les membres de ma famille m'ont entouré quelques temps et puis, chacun est reparti vers sa vie, c'était normal.

 

Il fallait que je tourne la page, je n'avais que 37 ans, j'avais encore de belles années devant moi, j'étais jeune qu'ils me répétaient. Je pouvais repartir de l'avant, rebâtir avec quelqu'un d'autre...

J'ai repris le cours de ma vie, mes chiffres, mes comptes, mes livres...

Et je suis resté seul, c'était bien mieux comme cela.

Alors, vous voyez, quand je vous dis qu'il n'y a rien dans ma vie... c'est vrai, il n'y a vraiment rien ... ».


A SUIVRE...

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